Militer c’est écrire une page d’histoire du féminisme

Khaïra Ndèye Thiam

Remettre en question la structure patriarcale solidement enracinée du pouvoir n’est pas une petite entreprise. En effet, le féminisme qui a pour projet principal de ramener une certaine forme d’équilibre égalitaire s’y emploie depuis deux siècles et demi, partout dans le monde, en occupant également tous les champs de l’activité humaine. Cette militance ne va pas sans résistance au changement chez certains hommes comme chez certaines femmes, plus paradoxalement. Cet affrontement s’exprime de manière extrêmement violente parfois ou alors plus sournoisement et en basse intensité, par un travail de sape de l’estime de soi des filles, dès le plus jeune âge, pour éteindre en elles toutes velléités de révolte contre ce système de domination absurde.

L’Afrique noire n’échappe pas à ces problématiques et le contexte rajoute des difficultés supplémentaires telles que : la précarisation des droits humains les plus élémentaires quand ils existent, une pression du religieux et du traditionnel qui intervient toujours dans la gestion des affaires de la cité, des ethnicités et des rivalités identitaires héritées des époques pré-coloniales ou coloniales et non encore résolues, des moyens matériels, techniques et technologiques bien en dessous des standards internationaux etc. Tout ceci concoure à trouver, certes, des manières créatives et originales de militer, mais rajoute des barrières additionnelles et donc une charge mentale spécifique à celles et ceux qui luttent pour l’égalité des genres.

Cette réalité extérieure induit, au niveau interindividuel et intraindividuel, une obligation à une dépense d’énergie dans des structurations de groupes, des discussions, préparations d’action, projets, travail d’information etc qui ont un coût en terme de santé physique et mentale notamment en terme d’usure. De plus faire valoir des positions féministes et tenter de se sortir de l’asservissement exposent les militantes aux insultes, quolibets, isolement, stigmatisation, prédations, violences physiques et sexuelles, violences institutionnelles et privation des libertés fondamentales comme mesures rétorsives etc. Tout ceci avec parfois des décalages et des conflits internes au sujet entre les valeurs qu’il défend et les valeurs internes qui le structurent et structurent son identité voir parfois sclérosent sa pensée. Décalages et conflits que les sujets tentent de résorber ou pour lesquels ils essayent de trouver des solutions d’attente en poursuivant le travail de militance.

Les lieux d’écoute et de soutien restent peu fréquents et les personnels, quand ils sont qualifiés, le sont parfois très peu pour ces cas de figures précis. En effet, à la base, les professionnels du psychisme sont surtout formés à rechercher à l’intérieur des sujets les motifs conscients et inconscients de telles ou telles problématiques. Moins à valider la réalité de la violence systémique, à traiter les effets du système patriarcal totalitaire sur celles et ceux qui en sont quotidiennement victimes, à questionner leur propre adhésion en tant que sujet ou professionnel à ce système patriarcal, à prendre en compte la militance et ses répercussions sur les sujets. Aussi faut-il d’une part tomber sur des soignants qui ont été formés à diverses approches et qui sont capables de remettre en perspective leurs savoirs et leurs compétences et qui, de surcroit, soient « feminist friendly ». Ce desétayage social et institutionnel se superpose à un manque criant d’étayage émotionnel personnel des sujets et peut exposer à de l’isolement, de la solitude, précariser le tissu relationnel voir faire éclore des pathologies physiques comme psychiques (burn-out, dépression, troubles anxieux plus ou moins desocialisants etc). Pour répondre à ces différents niveaux de mal-être, il est nécessaire de déployer davantage toutes les solidarités possibles dans des expériences positives et bienveillantes interindividuelles ou groupales. Toutefois, il peut être important d’avoir aussi de l’espace et du temps à soi pour se recentrer et faire le tri.

En cela l’écriture peut être un support important et un exutoire qui s’avère parfois thérapeutique. L’écriture autorise la décharge motrice ainsi que le lâcher-prise par le geste même de la trace creusée dans le papier ou des signes codés sur l’ordinateur. Ecrire permet de faire le point, de mettre en mot ses vécus (émotions, sentiments, situations traversées…), de se réapproprier des pans de son histoire, sa cohérence interne, sa continuité d’existence. Cette activité donne voix au chapitre à ce qui a pu être disqualifié ou n’a pas pu se dire faute d’espace ou du fait de la censure sociale. Elle permet de ressaisir les expériences vécues du sujet et par l’opération de distanciation, que l’écriture opère, de les vider, en tout ou partie, de leur valence négative ou toxique et de leur donner un autre statut. Statut autre que celui agressif ou traumatique qu’elles ont pu avoir dans un premier temps, sans le nier pour autant. Ecrire c’est aussi se sauver des effets de confusion liés aux événements vécus, aux injonctions sociales incohérentes avec les valeurs défendues ou la logique interne du sujet. C’est une prise de distance et une possibilité de se dépendre des liens d’emprise dont on n’a pas toujours conscience, dans la dynamique des relations du quotidien. La catharsis ainsi obtenue permet alors d’apaiser les douleurs et souvent de s’en libérer. Dire les choses, les écrire c’est déjà les transformer c’est sortir de la brutalité de l’évènement et c’est aussi rendre partageable ses expériences. Ce partage esthésique et esthétique, car sensuel et créatif, peut être adressé à un autre ou plus d’un autre et recevoir un étayage groupal inattendu et bienveillant, source de nouvelles transformations personnelles. Ce moyen est aussi celui de transmettre une expérience singulière de son engagement, de diffuser des idées et de faire des émules en ralliant de nouvelles individualités à ces mouvements féministes. Etre passeurs et passeuses de maux à mots est aussi un merveilleux pouvoir de bascule du statut de victime, enfermée dans le huis clos des violences parfois, à sujet de sa propre histoire, actif et capable d’apporter des changements salutaires aux sociétés. L’écriture et sa diffusion donne la possibilité comme ici, de savoir que d’autres sont là, invisibles mais présents par leurs écrits sur lesquels s’appuyer pour continuer à avancer. L’écriture favorise en cela des possibilités de résilience.

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