Seynabou Male Cissé

A propos de Seynabou Male Cissé

Ancienne professeur du secondaire, je suis  Présidente de l’association Usoforal, Comité Régional de Solidarité des Femmes pour la Paix en Casamance qui milite pour une Casamance pacifique, prospère et ouverte.

“ Je suis du Sénégal dans toute sa diversité culturelle, ce qui m’a donné une certaine ouverture d’esprit. Mon père est originaire du Nord du Sénégal, ma mère du Centre et mon mari du Sud.

Abreuvée à différents milieux, j’ai très tôt été sensible aux différences de traitement entre les filles et les garçons. Chez moi, je n’avais qu’une soeur, mais qui a été élevée par une tante. Je me retrouvais donc la seule fille dans la grande famille élargie, avec mes frères et mes cousins dans une grande concession, dans le village de Gandiaye. Dans la maison, il n’y avait que moi qui étais toute menue, qui était  chargée des travaux ménagers. Par exemple, quand on me faisait faire le linge, je protestais : pourquoi mes grands frères qui étaient plus forts que moi ne lavaient pas le linge ? J’ai vraiment très tôt ressenti la non-considération sociale autour de ma condition de femme. A l’école, j’étais une excellente élève tout en continuant à faire tous les travaux  dans la maison, sauf pour les repassages où les gens étaient d’accord que les garçons le fassent  pour eux-mêmes, car pour le faire  j’étais obligée de monter sur un banc pour atteindre la table de repassage. De  même, pour la cuisine, je ne pouvais pas toujours bien remuer l’écumoire dans la grande marmite. Néanmoins, j’ai partagé avec mon père enseignant la passion de la lecture. C’est cela aussi qui m’a fait découvrir d’autres mondes, d’autres positions, d’autres femmes qui réalisaient de grandes choses. 

En 1968, alors que j’étais en troisième au collège Gaston Berger de Kaolack, j’ai été confrontée au grand mouvement contestataire des élèves à travers le pays. Nous étions très engagés. Cela a justifié mon engagement politique contestataire, à la limite du révolutionnaire, pendant mes années universitaires. Je fais partie des personnes qui ont fondé le parti marxiste-léniniste And Jëf, mouvement armé de la pensée, comme on se déclarait alors. La formation d’origine, And-Jëf/Reenu-Rew, naquit dans la clandestinité en 1973, dans un contexte général influencé par les manifestations contre la guerre du Viêt Nam, mai 68 et la Révolution culturelle chinoise.

Comme le mouvement était clandestin, on se rencontrait dans des endroits inimaginables, comme l’un des premiers congrès de l’Association générale des étudiants sénégalais (AGES) qui s’est tenu dans les dunes du village de Malika. Chacun devait s’y rendre par ses propres moyens et il y avait des codes. En tant qu’And Jëf nous devions réfléchir à ce que nous voulions du mouvement étudiant et définir les contours de cette grande organisation que nous voulions ancrer à gauche. Ce parti voulait changer le destin national, prendre en charge la question du rôle de la femme dans la société et voulait changer le mouvement étudiant. Au-delà des revendications ponctuelles sur les conditions matérielles, ce parti révolutionnaire démocratique voulait une approche beaucoup plus globale des problèmes estudiantins, liée à la problématique du contenu de l’éducation que nous recevions dans cette université qui n’était pas nécessairement une réponse aux besoins de notre pays.  Pendant les années de clandestinité du parti, nous avons publié un journal, clandestin lui-aussi, Xalé-bi pour  expliquer  aux populations ce à quoi nous aspirons. 

J’y ai rencontré  des femmes engagées, en particulier  Marie-Angélique Savané qui était déjà une figure emblématique du mouvement féminin sénégalais.

Après la troisième, j’ai passé le concours d’entrée de l’école normale des jeunes filles à Thiès. J’y ai vécu trois ans, de la seconde à la terminale. Dans les laboratoires de sciences naturelles, il fallait étudier les réflexes conditionnés en décérébrant une grenouille. J’ai demandé au professeur de me donner un zéro parce qu’il m’était impossible de plonger ma main dans le bocal à grenouilles. Quand le professeur prit ma main, pour m’y forcer, je me suis débattue et cela a provoqué le chaos. Les grenouilles sont tombées dans la salle et les autres filles ont sauté sur les tables et cassé du matériel. J’ai été exclue des cours de sciences jusqu’à la fin de l’année, malgré que je me sois expliquée auprès du responsable de l’école. C’est ainsi que je me suis tournée vers une filière moins scientifique qui est l’histoire et la géographie. J’ai eu ma maîtrise puis j’ai poursuivi ma formation à l’école normale supérieure pour me préparer à l’enseignement. Je me suis spécialisée en géographie, ce qui m’a permis d’aiguiser mon analyse et mieux comprendre le rôle de la géopolitique dans l’analyse de toute situation. En revisitant l’Histoire, j’ai pu connaître des héros et héroïnes sénégalais et me repositionner en tant qu’individu dans un groupe humain à travers les âges. 

Militante

Je suis restée une militante politique. Quand j’ai été affectée à Ziguinchor comme professeur en octobre 1978, au lycée Djignabo, c’était un choix personnel. Dès la première année avec And Jëf, nous avons fait le constat qu’il y avait de nombreux jeunes qui étudiaient sous les poteaux électriques, parce qu’ils n’avaient pas l’électricité  chez eux. Mes collègues et moi leur avons  ouvert notre grande maison de fonction pour étudier le soir. A l’école, nous avons aussi été confrontés aux cas de grossesses précoces et d’abandon des jeunes filles.  Alors qu’en Casamance le taux de scolarisation était assez important, nous étions confrontés au phénomène des grossesses précoces. Dans les villages, on rencontrait des femmes qui avaient été scolarisées jusqu’à la 4e ou la 5e du collège et qui avaient dû abandonner parce qu’elles avaient eu des enfants. 

Cela a poussé And Jëf à créer une école à l’exemple du centre Lebret de Dakar qu’on   appelait ACAPES (Association Culturelle d’Aide à la Promotion Educative et Sociale). L’ACAPES est née d’initiatives délocalisées qui se sont réunies par la suite dans une association nationale. Les centres ACAPES sont répartis sur tout le territoire national avec l’ambition de former les futurs leaders nationaux. A Ziguinchor, on essayait de faire reprendre les études aux jeunes filles en situation d’abandon. On organisait aussi des campagnes d’information dans les quartiers avec une troupe de théâtre pour leur faire comprendre qu’être enceinte n’était pas une fatalité. Mon exemple, puisque j’étais une jeune femme de 28 ans quand j’ai commencé à enseigner, leur montrait qu’il leur était possible de gagner leur vie, d’être indépendantes financièrement. 

J’étais enseignante dans le public, au lycée Djignabo, où j’assurais mes heures de cours et j’enseignais parallèlement à ACAPES bénévolement. Quand je me suis mariée, en plus des travaux ménagers et de mes enfants, avec un époux qui partageait les mêmes idéaux que moi, cela m’a rendu la tâche plus facile. 

Les cours étaient gratuits. Les professeurs volontaires choisissaient de compléter les cours selon leur emploi du temps. Les élèves devaient payer une participation de 5000 CFA pour l’année, ce qui nous permettait d’acheter le petit matériel. L’abbé responsable du centre catholique avait mis  les locaux à notre disposition.

Nous avons pu former des générations de femmes. Certaines sont sorties après le bac, d’autres sont enseignantes, infirmières, et même une mécanicienne. L’une m’a particulièrement marquée parce devenue sage femme, elle a pu élever son enfant qui lui même est devenu professeur.

Actuellement, on peut dire que la situation des femmes a beaucoup changé, au Sénégal et qu’elles arrivent à assumer leur leadership. Les femmes ont de plus en plus d’ambition. Je suis très heureuse de voir la jeune génération assumer tous ces comportements.

L’ACAPES nous a permis d’être en lien avec la base de la société, aussi bien dans les quartiers populaires que dans certains villages comme Toubacouta. Nous y avons commencé à faire du social. Dans ce village, nous avons aidé les femmes à s’organiser pour former un groupe, parce qu’il existait déjà l’organisation traditionnelle, par classe d’âge  ou par activité. On ne parlait pas de genre, mais on montrait aux hommes que les femmes  étaient  capables de réaliser des choses.  Nous avons fait beaucoup de sensibilisation sur les problèmes de santé parce qu’il y avait beaucoup d’enfants qui meurent du paludisme ou de la  diarrhée à la fin de l’hivernage, dans ces villages. On les a aidé à installer  des jardins et  vendre leurs récoltes pour générer des revenus. Cela leur permettait d’acheter de la Nivaquine, de l’alcool, pour tous les enfants du village. Nous avons fait cela pendant plusieurs années. Puis nous avons convaincu l’association nationale ACAPES de dégager un fonds pour la section féminine qui nous permettait de faire du crédit revolving pour les femmes des villages. 

En 1982, la guerre a tout bouleversé, même si nous continuions à faire des activités avec les femmes. Mais en 1990, le village de Toubacouta (celui ou on allait principalement) a été violemment touché par la guerre des déplacés… Nous ne pouvions plus y aller.

En 1980, des élèves du lycée Djignabo qui demandaient le départ du proviseur, se mirent en grève. Avec d’autres enseignants faisant partie du syndicat SUDES, nous avons été accusés de les avoir manipulés. Mon mari, secrétaire régional du SUDES, et moi avons été kidnappés par des hommes encagoulés. Nous avons été attachés et bastonnés. Nous étions des professeurs assez estimés par nos élèves. Ils sont venus nous trouver pour savoir ce qu’il nous était arrivé, puis ont commencé à mettre la ville à feu. Ils ont manifesté dans la ville, se sont heurtés aux forces de sécurité et un élève a été tué. Alors des milliers de femmes sont sorties pour parler aux jeunes, puis aux autorités. Quand elles n’eurent pas les réponses attendues auprès de ces dernières, elles ont organisé des manifestations  en se mettant nues devant le gouverneur. Cela initia les négociations et petit à petit la vie reprit. 

Au regard de cette expérience, nous ne comprenions pas pourquoi ces femmes ne se mettaient pas debout pendant la guerre. On s’est rendus compte que la peur les paralysait. Il faut dire aussi que certaines femmes soutenaient la guerre à ses débuts. Mais quand on a vu les morts, les déplacés qui étaient surtout des femmes, la paralysie de l’activité économique, nous avons décidé d’agir. Cela n’a pas été facile et nous a pris plusieurs années pour établir un contact réel avec ces femmes des différents bois sacrés. Nous étions quatre femmes de ACAPES à se cotiser, à emprunter des voitures pour nous rendre dans les villages.

Nous avons rencontré Mme Keny au moment d’organiser le forum que nous  lui avons demandé  de diriger. Elle a décliné notre offre: “C’est vraiment vous les jeunes qui avez pris cette initiative. Il est important que vous continuiez”. Après le forum en 1998, nous avons créé l’USOFORAL. Elle refusa également d’en être la présidente, mais elle en était membre. J’ai été nommée présidente. Nous avons travaillé à aller à Banjul où se tenaient les négociations de paix, connues comme le processus de Banjul. Nous avons cotisé  pour héberger les cinq femmes déléguées. Il y avait deux femmes des bois sacrés, Mme Keny, Marie-Claire Diatta et moi. Dans le premier round de ces négociations, la société civile n’avait pas pris la parole. Nous avions la ferme intention de parler aux hommes. Nous avons écrit notre déclaration pour faire appel, en tant que mères, à la nécessité d’aller à la table des négociations pour les deux parties. A ce moment-là, nous voulions que ceux qui détenaient les armes s’asseyent, se parlent et arrêtent la violence. Parce que des femmes étaient violées, des femmes s’étaient déplacées, des femmes étaient mortes dans les attentats. C’était inconcevable, compte tenu des valeurs traditionnelles positives envers les femmes considérées comme sacrées. De ce fait, elles pouvaient jouer le rôle de médiatrices. Avant même la résolution 13-25 de l’ONU, les femmes de la Casamance étaient considérées comme des médiatrices. Elles pouvaient soigner les blessés et demander d’arrêter les affrontements. Quand deux villages s’affrontaient et que des femmes se mettaient au milieu, nul n’avait le droit de les toucher, fussent-elles ennemies. C’est cette occasion qui a précipité la création de notre Comité Régional de Solidarité des Femmes pour la Paix en Casamance, l’USOFORAL, dirigée par des femmes, en 1999. Depuis, il a participé à la fondation de la plateforme des femmes pour la Paix en Casamance et a appuyé aussi la participation féminine au travail de développement économique. 

Revenues de Banjul nous avons fait le compte rendu aux femmes. En 2001, nous avons participé à la marche mondiale du pain et des roses à New-York, un mouvement féministe pour dénoncer la pauvreté et l’exclusion sous toutes ses formes. J’ai été choisie pour représenter la région. Ces marches nous permettent de faire connaître notre situation. Dans la marche nationale qui a eu lieu à Kaffrine, nous avons joué une pièce de théâtre.

ONU femmes, dirigée par Yacine Fall, nous a financé pour organiser trois jours de manifestations nationales à l’occasion du 8 mars. Il y a eu des échanges avec les femmes venues de Dakar. Nous avons fait une marche depuis l’aéroport toutes vetues  de blanc, jusqu’à la gouvernance pour remettre un mémorandum pour la paix en Casamance. 

A cause du conflit qui perdure, notre organisation a dû se concentrer sur le conflit.

En 2003, nous nous sommes désengagées du parti And-Jëf/Parti africain pour la démocratie et le socialisme (AJ/PADS), car quand il est entré dans la coalition au pouvoir, nous avons jugé qu’il était devenu inaudible sur les questions fondamentales qui touchaient le peuple sénégalais. Mon mari, Nouha Cissé, alors secrétaire général départemental, lui, est resté. En même temps, j’ai pris une disponibilité auprès de l’Éducation nationale. J’ai tout quitté. L’éducation faisait partie de mon engagement idéologique. Je faisais partie du GEP (Groupe d’Etude et d’éducation de la Population) parce que pour moi, il faut parler tout le temps avec les jeunes filles. Il faut les éduquer, qu’elles voient qu’elles ont des possibilités d’avenir autre que derrière un homme. C’était vraiment cela mon idéal. L’avancement de la femme n’était pas du tout pris en compte par le parti.

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